Dialogue entre Sa Sainteté et Wade Davis
23 juin 2017 - Vancouver, Canada
Le 17e Gyalwang Karmapa, Orgyèn Trinlé Dorjé, et l’anthropologue canadien Wade Davis ont enchanté leur auditoire canadien lors d’un dialogue brillant qui a eu lieu au Centre Chan de l’Université de Colombie Britannique le 22 juin 2017. Cette rencontre de l’après-midi, qui fut agréable, pertinente et inspirante, s’est déroulée dans l’atmosphère détendue et intime d’une conversation au coin du feu.
L’accueil traditionnel par les Premières Nations - aussi bien les danses traditionnelles des Coast Salish que les souhaits de bienvenue du Grand Chef Musqueam Ed John - a été très chaleureux.
« En posant cette couverture sur vos épaules, je veux vous honorer et apprécier la dignité que vous nous conférez à tous, » dit le Chef John, en enroulant une couverture Musqueam tissée autour des épaules de Sa Sainteté (couverture que Sa Sainteté portera tout l’après-midi). « Vous nous transmettez des vérités universelles. » Sa Sainteté reçoit la couverture avec un geste du pouce, visiblement très ému. « Pour tous les membres des Premières Nations présents ici aujourd’hui, le Canada et le Tibet sont très éloignés géographiquement, mais j’ai le sentiment qu’il y a une réelle proximité de coeur et d’esprit. »
Sa Sainteté est venu à Vancouver, Canada, parler avec M. Davis de son dernier livre Interconnecté : Vivre pleinement sa vie dans notre société mondialisée. Comme l’explique M. Davis, ce livre ne traite pas tant du dharma du Bouddha que « des défis majeurs de notre époque, vus sous l’angle de la pensée bouddhiste ».
M. Davis débute l’après-midi en soulignant notre bonne fortune à nous retrouver dans un dialogue en tête à tête avec Sa Sainteté, ce que nous prenons parfois comme quelque chose d’acquis. Il évoque un voyage à Lhassa, où une dame tibétaine lui avait montré une pièce cachée dédiée aux prières de dévotion à Sa Sainteté le Dalaï-Lama, chose pour laquelle cette femme aurait pu être emprisonnée. M. Davis lui avait dit - à regret, précise-t-il, car cela l’avait peinée - qu’il avait eu la bonne fortune de rencontrer le Dalaï-Lama. « Immédiatement, elle s’est mise à pleurer. J’ai su alors ce que cela représente pour les Tibétains de se retrouver en présence du Dalaï-Lama ou du Karmapa. »
Au cours de l’après-midi, toutes sortes de questions sont mises sur la table, du consumérisme à l’apathie et au courage en passant par la diversité culturelle.
M. Davis ouvre le dialogue sur le thème de l’interconnexion et demande à Sa Sainteté comment se passeraient les choses si nous ressentions réellement notre interconnexion.
Sa Sainteté répond qu’en raison des empreintes que la société laisse en nous, « notre façon de regarder les choses est dépassée » ; elle nous empêche de nous rendre compte de notre interconnexion et de voir « comment les choses sont réellement ». Il précise : « Il nous faut trouver une façon différente de regarder les choses. Généralement, nous pensons à ‘nous’ et ‘eux’, mais en fait, il nous faut examiner ce que sont ce ‘nous’ et ce ‘eux’. Nous pensons habituellement que nous sommes indépendant, et non dépendant des autres. »
Faisant référence au livre de Sa Sainteté, M. Davis parle de la déconnexion émotionnelle et de l’isolement que ressentent de nombreuses personnes quand elles utilisent internet, et ce en dépit de la connectivité qu’il semble créer. « Nous nous engageons avec des pixels, rien de plus, » dit-il.
Sa Sainteté explique que la véritable connexion - la connexion émotionnelle - est ce qui se produit quand les gens sont ensemble. « Quand vous voyez un ami, vous lui parlez, vous lui tenez la main, » dit-il. Il ajoute que la technologie n’est qu’un outil et ne représente en rien la vraie connexion. « Cette différence nous offre un des plus grands défis de notre époque. »
M. Davis évoque la position forte de Sa Sainteté sur l’environnement en citant le livre : « Penser que l’eau de la terre appartient à certaines personnes plus qu’à d’autres n’a aucun fondement. Nous éprouvons tous la soif de la même façon. » M. Davis ajoute : « Je suis fasciné par l’enfance de Votre Sainteté. Est-ce de là que vient votre engagement pour l’environnement ? »
« Je pense que oui, » répond Sa Sainteté. « Avant d’être le Karmapa, j’ai eu un mode de vie très traditionnel, très proche de la nature. » Il mangeait la même nourriture et portait les mêmes vêtements que ceux de ses ancêtres. Mais à l’âge de sept ans, la vie de Sa Sainteté changea radicalement quand il fut reconnu comme le Karmapa, et à 8 ans déjà, il donnait des enseignements à 20 000 personnes, explique M. Davis.
« Au Tibet, nous ne parlions pas de protéger l’environnement même si, bien sûr, par tradition nous le respections, » dit Sa Sainteté. « C’est seulement quand je suis arrivé en Inde que nous avons commencé à parler du respect de l’environnement et que c’est devenu une tâche à accomplir. »
Puis, M. Davis passe à la question du consumérisme et demande à Sa Sainteté de commenter une phrase du livre : « L’avidité est une faim qui ne fait que s’intensifier plus on la nourrit. »
Sa Sainteté répond en disant que nous, les humains, ne sommes généralement pas capables de faire la distinction entre « les désirs et les besoins ». « Nous mélangeons les deux, » dit-il et il ajoute que la société ne fait qu’augmenter nos désirs et que la télévision et les journaux nous font croire qu’il « nous faut tout avoir ». « Même s’il y avait cinq ou six terres, nous aurions malgré tout du mal à satisfaire nos désirs », dit Sa Sainteté.
M. Davis passe ensuite à la question de la diversité culturelle. « La leçon fondamentale de l’anthropologie est que toute culture a quelque chose à dire et mérite d’être entendue, » dit-il. M. Davis explique que de nombreuses voix dans le monde ne sont pas entendues et qu’à l’heure actuelle, seulement la moitié des 7000 langues du monde sont parlées à des enfants. Il demande à Sa Sainteté : « Que devons-nous faire pour traiter de la perte des langues, de l’érosion culturelle et pour protéger le droit de tous les peuples à faire entendre leur voix ? »
Sa Sainteté donne une réponse globale : selon lui, la plupart des gens pensent en termes politiques en ne prenant en considération que la région du Tibet ; mais, en fait, la région a la plus grande réserve d’eau potable, de glaciers et de glace du monde après le Pôle Nord et le Pôle Sud. « Aussi, ce qui arrive au Tibet affecte tout le continent asiatique. »
Il ajoute que pour protéger l’environnement tibétain, il est important de protéger la culture et la langue tibétaines. Pourquoi ? Parce qu’elles sont toutes intimement connectées les unes aux autres. « Les Tibétains vivent dans cet environnement depuis des milliers d’années et ils en ont une compréhension profonde ; des milliers d’années de sagesse en découlent et modulent leur façon de regarder l’environnement et d’interagir. Cette sagesse et cette connaissance sont essentielles. »
M. Davis cite ensuite une autre phrase inoubliable du livre : « L’apathie tue d’avantage que toute autre maladie. » Il demande : « Que veut dire Sa Sainteté ? »
Sa Sainteté répond que les êtres humains ont à la naissance une capacité naturelle à l’empathie, mais que celle-ci diminue avec l’âge. Notre manque d’empathie est évidente, dit-il, quand on voit le grand nombre de personnes dans le monde qui sont dépourvues de nourriture et de vêtement, et subissent les horreurs de la guerre. « Nous manquons de bienveillance dans nos actes pratiques, » dit-il. « Si on regarde le monde, on voit qu’il n’y a aucune raison pour que tant de gens souffrent autant. »
Sa Sainteté explique que quand nous pensons à changer le monde, c’est souvent à comment changer la façon de penser de certains groupes que nous pensons. De façon typique, nous regardons en dehors de nous. « Ce qui est le plus important est de regarder à l’intérieur de nous-même et de voir combien nous pouvons changer nous-même. »
M. Davis termine la conversation en abordant le thème du courage, un concept qui parcourt tout le livre. Sa Sainteté dit : « Nous sommes tous responsables les uns des autres. Nous avons tous les mêmes sentiments de plaisir, les même sentiments de douleur. Ceci n’a rien à voir avec un point de vue philosophique ; nous sommes tous connectés sur un plan émotionnel. » Il poursuit : « Pour ressentir ce lien de compassion, il nous faut ce courage. Il nous faut la volonté d’être plus impliqué, et il nous faut la volonté de prendre plus sur nous. »