Comment faire des choix éclairés
23 juin 2016 – New Delhi
Poursuivant une réflexion abordée dans l’enseignement de ce matin sur l’amour et la compassion, le Karmapa remarque que nous sommes tous nés avec la capacité d’aimer. Il suffit de quelques minutes aux enfants pour se faire des amis. En prenant de l’âge, cependant, les gens apprennent plus de choses, mais ils deviennent plus partiaux; ils ont plus d’attachement envers leurs proches et d’aversion envers ceux qui leur sont éloignés, et leurs pensées d’amour innées envers les autres déclinent peu à peu. Le sujet de ce matin est complémentaire de celui de cet après-midi ; on dit souvent que l’amour et la sagesse sont les deux parties d’un tout. La partie qui concerne la sagesse est cependant plus difficile et plus profonde que la partie qui concerne la compassion.
Quand nous faisons un choix éclairé entre la vertu et la non-vertu, ou entre ce qui a des imperfections et ce qui n’en a pas, le point de vue que l’on adopte est important car il détermine notre manière de choisir. Parmi les nombreux points de vue, le non-soi (l’absence de soi) et la vacuité sont fondamentaux ; ils peuvent expliquer tout ce à quoi nous pensons, aussi bien l’individu que les actions ou les choses. Le non-soi a deux aspects : le non-soi de l’individu et le non-soi des phénomènes ; il pourrait d’ailleurs être inclus dans la vacuité, les deux revenant au même point fondamental.
Quand les gens entendent une explication du non-soi (dak mepa en tibétain), ils pensent qu’il n’y a pas de ‘je’ (nga mepa en tibétain). Mais il nous faut comprendre le sens profond, pas seulement le mot. Le Karmapa explique que le soi ou la personne est un objet imputé, juste une étiquette ; on pourrait dire qu’il n’a qu’une existence nominale. Si, en fait, nous recherchons ce soi, nous ne parvenons pas à le trouver ; c’est pourquoi on dit qu’il est simplement imputé.
Une autre façon de penser au soi est d’en distinguer deux types : un soi instinctif ou inné (lhen kye), et un soi imaginaire (kun tak) ou surajouté (tro tak pa) qui est acquis par l’étude ou nous vient de l’environnement social. On peut dire, cependant, que le soi n’existe pas de la façon dont on pense qu’il existe. « Nous présumons qu’il y a un ‘soi’ indépendant et un ‘autre’ indépendant, et que les deux sont autonomes et exercent un contrôle ; mais selon le mode d’être des choses, ni l’un ni l’autre n’existe. »
En fait le soi est interdépendant ou interconnecté ; il existe en relation de dépendance mutuelle, tout reposant sur tout le reste. Prenons l’exemple de notre corps : pour son existence, il dépend de nos parents et des diverses substances qui le composent ; il dépend de la nourriture, des vêtements et de l’air, qui viennent de l’extérieur. En réalité, le soi est une partie des autres ; on ne trouvera pas un soi séparé et indépendant.
Le Karmapa aborde alors la question de savoir en quoi il est vraiment bénéfique de travailler à cette question du soi. Savoir si le soi existe ou non, si l’univers a une fin, voilà de grandes questions, mais elles ne nous aident pas vraiment à vivre notre vie. Le non-soi ne doit pas être une question philosophique qui nous absorbe, mais doit plutôt apporter une perspective ou une valeur à notre vie.
Par exemple, le Bouddha débattait parfois de grandes questions philosophiques avec des érudits experts en logique, issus d’autres traditions religieuses. Une fois, on lui demanda : « Est-ce que l’univers a une fin? » Il répondit par une autre question en disant ceci : supposez que vous soyez dans une forêt sombre où rôdent des chasseurs qui utilisent des flèches empoisonnées. Vous prenant pour un animal, ils décochent une flèche qui vous touche en profondeur. Passeriez-vous votre temps à vous demander d’où elle est venue, de l’est ou de l’ouest? Chercheriez-vous à savoir en quoi elle est faite? Bien sûr que non. Vous essaieriez de sauver votre vie en faisant quelque chose de pratique comme de retirer la flèche.
Il en est ainsi de la grande question du non-soi ; c’est une question philosophique qui pourrait être débattue pendant ces centaines d’années, et ces échanges prolongés ne feraient que nous donner mal à la tête. Selon le Karmapa : « Voici la vraie question : est-ce que l’attitude du non-soi peut nous être bénéfique en cette vie? Si elle n’apporte pas de changement dans notre vie, ce n’est d’aucun bienfait, comme de se demander d’où est venue la flèche empoisonnée. »
« Le non-soi ne veut pas dire que le soi est complètement inexistant, qu’il n’est rien du tout. Cependant, si on ne sait pas ceci, on considère le soi comme petit et limité, ce qui nous empêche de connaître le soi plus grand qui est relié à l’univers tout entier, le soi qui fait l’expérience de l’interdépendance de toute chose, où l’un dépend de l’autre. Ce grand soi n’est pas indépendant mais interdépendant. Ce n’est pas seulement un point de vue ou une position philosophique; il a de la valeur car il peut nous transformer. »
Si nous regardons comment les choses se passent dans le monde d’aujourd’hui, nous voyons que, grâce à internet et aux technologies de l’information, nous sommes tous de plus en plus proches (les pays, les centres du dharma, les individus). Cette proximité est plus nette, plus évidente qu’auparavant; ainsi nous pouvons constater que la souffrance et le bonheur des autres font partie de nous, et que notre souffrance et notre bonheur font partie des autres.
Il est important de comprendre cette façon de voir car pour que notre intelligence se développe, il nous faut un point de vue fondamental qui soit sans erreur. S’il est correct, alors notre prajna va peu à peu se développer. De nos jours, de nombreuses personnes étudient le bouddhisme, mais si leur point de vue n’est pas correct, ils deviennent plutôt bizarres, comme si leur cœur était corrompu.
Le Karmapa aborde ensuite le sujet de la relation entre maître et disciple. Beaucoup de gens viennent le voir car il porte le nom de Karmapa; s’il n’avait pas ce nom, il est probable qu’ils ne se rencontreraient jamais. Certains pensent qu’il a une intelligence extraordinaire et ils lui font la requête d’un enseignement spécial qui éliminerait tous leurs problèmes, ce qui, bien sûr, est impossible.
Une autre attitude qui n’est pas tout à fait juste non plus est quand les gens font confiance à un lama ou s’intéressent au dharma parce que c’est la dernière mode. Leur connexion est émotionnelle, ce qui n’est pas complètement négatif ; cependant, la pratique de la méditation a pour but d’apporter paix et stabilité à notre esprit, de façon à ce qu’il demeure dans sa véritable nature. Nous n’avons pas besoin de hauts et de bas émotionnels dans notre vie, mais plutôt d’une conviction stable afin de donner un sens au temps qu’il nous reste.
Le Karmapa nous dit : « Quant à moi, je ne pense pas que je sois un individu supérieur et que je vais pouvoir aider les autres. Je suis un être ordinaire mais je fais tout ce que je peux. »
Il souligne qu’il a le souhait d’aider les êtres à dissiper leurs souffrances; il essaie de rassembler toutes ses capacités et de voir ce qu’il peut faire de bénéfique. Souvent, c’est simplement amener les gens à se protéger eux-mêmes ou à prendre soin d’eux-mêmes. C’est ce qu’on appelle la bénédiction du nom de Karmapa, explique-t-il.
En fait, il nous faut avoir confiance en nous et découvrir la capacité que nous avons de prendre soin de nous. La bénédiction du nom de Karmapa peut parfois apporter des bienfaits, mais ces bienfaits viennent essentiellement du fait que nous prenons soin de nous-même; il nous faut donc compter sur nous-même. Si nous plaçons nos espoirs à l’extérieur de nous-même, en quelqu’un ou quelque chose d’autre, il nous sera difficile de pratiquer le dharma.
Pour que, ultimement, l’intention ou l’esprit du lama et celui du disciple deviennent un, le disciple place son espoir en le lama mais fait aussi naître en lui l’espoir. Un jour, les deux seront identiques; peu à peu la pensée ou l’intention du lama et celle du disciple deviendront les mêmes. Mais ceci arrivera difficilement si nous ne croyons pas en nos propres capacités, si nous ne faisons rien nous-même, et si nous plaçons tous nos espoirs en quelqu’un d’autre.
Si le lama demeure séparé de nous - c’est le lama -, et le disciple demeure séparé du lama - c’est le disciple et il est inférieur, de moindre valeur -, la relation ne fonctionnera pas. Il nous faut découvrir en nous-même la même confiance que celle que nous avons en le lama. Une prière dit: « Puissé-je atteindre son niveau »; ‘son’ fait référence au lama. Pour accomplir ceci, nous avons besoin de l’impulsion donnée par l’espoir et la croyance en nous-même.
Comme nous sommes tous connectés, nous devons assumer la responsabilité de nos pensées et de nos actes. Par exemple, lors d’un repas, les pratiquants bouddhistes ne commencent pas à manger tout de suite, mais ils font l’offrande de la nourriture. Il peut y avoir du riz qui a été planté par quelqu’un d’autre, peut-être bien loin, et de fait, celui qui travaille et celui qui consomme le résultat de ce travail ne se rencontreront jamais. Mais en y réfléchissant, nous ressentons de la gratitude envers eux et nous apprécions le repas dans cet état d’esprit. Il ne s’agit pas simplement de suivre une coutume et de répéter un verset, mais de prendre en compte la situation réelle et d’en assumer la responsabilité. Nous n’avons pas nécessairement besoin de faire une prière.
Il en va de même pour les vêtements que nous portons. Ils sont fabriqués dans une usine lointaine, par des employés mal payés travaillant dans des conditions déplorables. C’est leur dur labeur qui contribue à notre bonheur; nous avons donc un lien avec eux, d’où découle une responsabilité. Nous devons envisager tout ce que nous faisons à la lumière de son impact sur les autres. Est-ce que ça va leur profiter ou bien leur nuire? Nous pouvons ainsi étudier et réfléchir au karma avec ses schémas de cause et de conséquence.
Le Karmapa conclut ainsi sa réflexion sur la nécessité de faire des choix éclairés.
Le Karmapa passe à un autre sujet : la collaboration entre les centres du dharma de Hong Kong pour cet événement lui a rappelé la profonde connexion du XVIe Karmapa avec Hong Kong et avec le Vénérable Kok Kong. C’est après la visite du Karmapa que de nombreux centres furent fondés à Hong Kong. Et aujourd’hui, l’occasion est historique de voir autant de centres se réunir, permettant à tout le monde d’établir cette connexion.
La lignée des Karmapas a une connexion avec la Chine depuis des centaines d’années et, à l’avenir, cette connexion va s’approfondir et avoir une grande influence. Le IIe Karmapa, Karma Pakshi, eut une vision pure de Manjushri à 1000 bras, chaque main tenant un bol à aumônes. Le yidam-divinité de sagesse dit à Karmapa Pakshi : « Dans le futur, ton activité va s’étendre jusqu’à l’océan de l’Est », ce qui indique qu’elle gagnera toutes les régions de la Chine. Karma Pakshi fit aussi des souhaits en ce sens. Plus tard, le tertön Chogyour Lingpa, dans ses prédictions sur la lignée du Karmapa, annonça que les XVIIIe et XIXe Karmapas auraient de très vastes activités du dharma en Chine.
Grâce à ces enseignements et ces festivités organisés ici par les centres de Hong Kong, nous avons vraiment pu nous rencontrer et établir une connexion auspicieuse. Sa Sainteté fait le souhait, qu’à l’avenir, les activités des bouddhas se répandent sur toute la terre et en particulier à Hong Kong.