Le retour de Karmapa aux U.S.A.
(Victoria Dolma, Snow Lion Buddhist News Summer’08)
Le 19 mai 2008, dans la salle du Hammerstein Ballroom de New-york, le public était serré et enthousiaste : Tibétains, Chinois et Occidentaux, la plupart étaient disciples du précédent Karmapa. Le silence se fit plein de promesses, lorsque Dzogchèn Ponlop Rinpoché présenta le tant-attendu Karmapa Ogyen Trinley Dorjé, 17ème incarnation du chef spirituel de l’Ecole Karma Kagyu, et troisième dignitaire du Tibet, après le Dalaï-Lama et le Panchen Lama.
Un nouveau leader inspiré par le Dalaï-Lama
« Il est naturel de commencer ma tournée par New-York », déclara-t-il, « car ici se trouve la quintessence de ce qui fait l’Amérique. Si le Bouddha naissait aujourd’hui, il ou elle vivrait dans les faubourgs, travaillerait en centre ville, et atteindrait l’Eveil à Central Park ! Cela pourrait se passer ainsi, ici et maintenant (…)».
Les mots d’ouverture et l’attitude du Karmapa firent deux impressions générales : premièrement, le Karmapa dégage une énergie extraordinaire, mêlée d’un grand détachement à l’égard de lui-même ; deuxièmement, le navire du Dharma est en train de prendre progressivement une nouvelle direction en Occident. L’évolution vers un plus large œcuménisme, engagée par le Dalaï-Lama depuis plusieurs années, sera sûrement développée et renforcée par le Karmapa. D’ailleurs ses gestes et les inflexions de sa voix puissante témoignent du temps passé en la présence du Dalaï-Lama.
« Le précédent Karmapa a tissé de nombreux liens ici », sa Sainteté annonça « et comme je porte le titre de sa renaissance, je dois poursuivre son activité. La nation américaine a toujours été dans l’esprit du Karmapa. Aujourd’hui, il y a un intérêt manifeste pour le bouddhisme tibétain, et le Dalaï-Lama s’exprime dans le monde entier sur l’importance de l’éducation et de la bienveillance. Suivant son exemple, et parce que nous sommes au 21ème siècle, il convient que je ne parle pas uniquement de Dharma, mais que j’évoque aussi les questions plus générales de l’éducation, la bienveillance et la vie en société ». En fait, la venue à New-York du Karmapa n’apparaît pas comme un évènement spécifiquement bouddhiste. Les rituels, la musique traditionnelle et l’entourage étaient absents. Seuls indices visuels : les robes des moines dans l’assistance et l’image d’une thanka de Bouddha projetée derrière sa Sainteté.
Le premier jour, sa Sainteté avoua « comme je suis arrivé ici depuis trois jours seulement, la clarté de mon esprit est légèrement embrumée par quelque fatigue physique ». Mais les deux jours suivants, sa Sainteté continua de parler avec une complète facilité sur une grande variété de sujets. Ce qui suit est un extrait de ses enseignements :
Développer la patience face aux difficultés
« J’ai du relever de nombreux défis, affronter des évènements multiples. En faisant face à certaines difficultés, j’ai parfois ressenti que leur résolution était presque au-delà de mes capacités. Mais nous ne devons sous aucun prétexte laisser les difficultés submerger notre paix intérieure. Imaginez par exemple que vous êtes devant un miroir avec une charge de 50 kilos sur les épaules. L’image de cet objet lourd se reflète dans le miroir, mais le miroir ne supporte pas cette charge. De la même façon, nous ne pouvons éviter de rencontrer des situations qui nous écrasent. Mais nous pouvons les vivre comme un reflet, une apparence sur le miroir de notre conscience, sans nous écrouler sous leur poids. Vous pourriez me répondre que s’il est théoriquement possible d’être comme un miroir, comment peut-on trouver la force intérieure et la patience de le réaliser ? Pour ce faire, il faut développer une grande patience intérieure, stable et puissante comme une armure. Ici, aux U.S.A. il est très facile d’acquérir presque tout ce qui existe matériellement. Cependant la présence d’une telle abondance matérielle n’apporte en elle-même ni courage, ni patience. En fait, ce peut être exactement le contraire, on perd patience parce que l’on en veut toujours plus, ou bien parce qu’on obtient pas les choses assez vite. En conséquence, nous avons besoin d’une armure d’un courage inébranlable. Je ne parle pas d’un reniement forcé, une patience dans laquelle on se force à prétendre que tout va bien. Si j’avais vécu de cette façon-là, je n’aurai jamais pu venir ici. J’aurai dit que cela n’a pas d’importance, et je n’aurai rien accompli. La patience dont je parle est indépendante des circonstances, une sorte de transmission de pouvoir intérieure (…).»
Parfois, nous devenons si sérieux que notre désir de pratiquer le Dharma devient une source de stress, une autre cause d’écrasement. Si vous prenez la méthode trop au sérieux, cela vous affaiblira. Admettons que vous êtes en colère et que vous en avez conscience. Vous voulez appliquer le bon antidote, et vous le faites de la façon la plus traditionnelle et sérieuse. Vous avez préparé l’antidote à l’avance. Mais puisque la personne qui l’a préparé, et celle qui s’est mise en colère sont identiques, c’est la partie colérique qui l’emporte. Si nous donnons trop d’importance à nos perturbations mentales en nous opposant fermement à elles, cela ne fait qu’augmenter notre stress et renforcer leur puissance. Plutôt que de nous battre contre nos kleshas, prenons un peu de recul et essayons d’en rire. L’humour est une tactique qui vise à rendre notre mental calme et ouvert. Réaliser un esprit calme et libéré est possible car, en tant qu’être humain nous en avons la potentialité. Aussi nous devons faire les bons choix. Quel potentiel voulons-nous libérer ? Nous devons discerner avec bon sens ce à quoi nous devons donner de l’importance et de la force.
Développer le bon cœur et le sentiment d’unité avec tous les êtres
Lorsque nous méditons sur l’amour, nous le faisons souvent en pensant à ce « moi » qui ressent de la compassion pour « les autres ». Nous nous sentons distincts et d’une certaine façon supérieurs : « moi » je ressens de la compassion pour « vous », pauvre être animé.
Dans le bouddhisme, nous prenons le vœu de développer notre bon cœur jusqu’à la bouddhéité. Mais il est très difficile, presque impossible de ressentir une sincère compassion tant que l’on différencie « soi-même » et « les autres ». En considérant les autres comme des éléments de vous-même, votre compassion rayonnera naturellement sur eux, quoi qu’ils fassent et où qu’ils soient. Si l’on veut étudier l’indissociabilité entre « soi » et « les autres », le meilleur exemple est le Bouddha. Qu’elle est la particularité de sa compassion ? L’absence de séparation entre lui-même et les autres. Il percevait et ressentait tous les êtres comme étant lui-même et réciproquement.
Prenons l’exemple du corps physique : il est composé de différents éléments, pourtant ils font tous partie du même corps. De façon identique, dans le développement de l’amour et de la compassion, nous pouvons distinguer entre nous-mêmes et les autres, mais nous pouvons aussi expérimenter l’indissociabilité entre « soi » et « les autres ». Ainsi, nous développerons vraiment notre bodhicitta.
En même temps, nous devons considérer nos principaux obstacles intérieurs : la colère, l’attachement et la jalousie. Ils sont en nous, sans qu’on leur ai jamais demandé de venir, et on ne peut pas simplement les flanquer dehors comme des malotrus : il faut apprendre à leur parler. Hier, dans les rues de New-York, j’ai découvert les embouteillages. On avance quelques mètres, puis on s’arrête et ainsi de suite. Très souvent les conducteurs s’énervent, surtout si leur gobelet de café brûlant est malmené et commence à se répandre. On peut affirmer que la colère est une chose inutile, et nous le reconnaissons tous. La colère manifeste notre refus de ce que nous ne voulons pas, alors que le désir manifeste l’attraction envers ce que nous voulons. Fondamentalement, il n’y a rien de mauvais dans ces deux attitudes. Le problème apparaît quand nous allons trop loin. Il est convenable d’admettre que l’on veuille quelque chose. Le problème est que nous rejetons une chose à partir de simplement une ou deux de ses nombreuses caractéristiques. Et nous allons jusqu’à cultiver l’habitude de confondre ces quelques caractéristiques avec l’objet considéré dans son entier. Nous avons besoin d’une tactique pour réapprendre comment voir les choses de façon correcte. La plupart des apparences que nous percevons ne sont que nos propres projections : elles prennent la couleur de nos perceptions erronées et de nos préoccupations mentales. C’est comme si nous portions des verres correcteurs. Si nos lunettes sont conformes à la prescription, la vision est claire. Dans le cas contraire, la vision sera floue. Et si vous portez des lunettes de soleil à l’intérieur, forcément les objets paraîtront assombris.
En plus de ces projections, nous avons tendance à diviser les apparences en introduisant les concepts de « moi » et de « l’autre ». Notre regard sur le monde est limité à une petite fenêtre dont le cadre délimite notre propre univers. Quelque chose d’étrange se produit lorsque nous regardons par cette fenêtre du « moi » et du « mien ». Ce que nous voyons n’est pas vraiment là ! Comme l’image virtuelle sur un ordinateur, notre vision est abusée. Quand nous nous adressons aux autres par cette fenêtre, si quelque chose nous semble désagréable, nous nous sentons immédiatement menacés : attention, cette personne est en train d’envahir ma fenêtre ! Et finalement, nous nous sentons blessés. Il y a aussi le cas où la fenêtre est opaque.
Une authentique expérience spirituelle ne peut s’élever du « moi » et du « mien ». En fait, c’est plus qu’une fenêtre, c’est une véritable palissade, ou encore un solide mur entre nous et la réalité. Toutefois, comme l’image virtuelle sur l’ordinateur, on a la possibilité de l’effacer.
Accepter les illusions et cultiver le bonheur
Les illusions ne sont pas seulement importantes du fait de leur caractère erroné, mais parce qu’elles nous affectent. Elles modifient notre ressenti des choses. Si les illusions ne produisaient pas de la souffrance, elles n’auraient aucune importance. Mais ce n’est pas le cas. Alors comment distinguer l’illusion de ce qui ne l’est pas ? Pour la plupart d’entre-nous une telle analyse philosophique est trop difficile à entreprendre, et nous n’avons pas le temps nécessaire pour le faire. Nous avons simplement besoin de comprendre comment améliorer notre vie quotidienne.
Je voudrais citer mon propre exemple : je suis l’un des plus jeunes lamas tibétains pourtant j’ai du faire face aux plus grandes difficultés. Du mieux que j’ai pu, j’ai appliqué les antidotes et pourtant je ne suis pas encore débarrassé d’une certaine forme d’illusion. Néanmoins, je peux dire que j’ai apaisé le bouillonnement des émotions. Alors, peut-être que je vous serai d’une quelconque utilité en partageant avec vous les méthodes que j’ai utilisées ? Parmi toutes nos expériences, la plus déprimante est celle où les illusions nous submergent… A tel point que nous sommes incapables de nous souvenir d’un seul instant de bonheur passé, comme si nous n’en avions jamais eu.
Par exemple, il y a quelques temps, j’ai eu une expérience assez désagréable, et une émotion déplaisante a plongé mon esprit dans un tel état que je ne pouvais même pas me rappeler une vague sensation de bien-être. Pourtant, si nous nous efforcions à recourir à nos capacités d’attention et de rappel d’un évènement agréable, alors notre état mental passerait de la déprime au bien-être. Il est vrai que chacun d’entre-nous a vécu des moments de bonheur. Si vous les mettez de côté, ils ne vous auront été profitables qu’une seule fois. Mais si vous pouvez vous les remémorer lorsque la déprime vous guette, vous en bénéficierez encore une fois.
En outre, nous devons accepter les illusions plutôt que de nous battre contre elles. Vouloir arracher les illusions ne les éliminera pas, elles ne feront que s’enraciner davantage. C’est comme lorsqu’on enterre des déchets. Au bout d’un certain temps, le sol est saturé, complètement contaminé. Vous devez vous demander : en acceptant mes illusions, ne vais-je pas avoir encore plus de problèmes ? Le véritable problème n’est pas l’acceptation mais le rejet de force. Accepter la souffrance témoigne d’une grande intelligence. Du fait de nos renaissances innombrables, nous avons accumulé une énorme quantité d’expériences. Et si nous développons l’acceptation pour une seule difficulté, nous apprendrons à les accepter toutes. La sagesse est une attention intelligente que l’on décrit ainsi : « connaître une seule chose, libère de toutes ». La sagesse supérieure n’étudie pas de façon analytique les caractéristiques d’un objet particulier. Comme toutes les choses possèdent la même nature, lorsque la nature d’un phénomène est comprise, tout est compris. »
Nourrir une compassion sans frontières
Sa Sainteté conclut par quelques réflexions sur sa relation actuelle avec les U.S.A.. « Quand j’avais huit ans, je fus reconnu et déclaré Karmapa, puis conduit à Tsurphu. Lorsque je vis des Américains pour la première fois, je fus frappé par leur apparence. Demandant qui ils étaient, on me répondit laconiquement « des Occidentaux ». Par la suite, j’ai développé une forte relation avec les Américains. Comme la relation avait été établie par le précédent Karmapa, je ressentais une forte connexion et depuis l’âge de huit ans, j’ai attendu de venir ici. Cela ne fait que trois jours que je suis là, et j’apprécie pleinement chaque instant depuis mon arrivée. Je ressens beaucoup d’amour et d’affection pour vous. Et nous devons partager cet amour et cette affection pour les habitants de tous les autres pays. Dans certains, la souffrance est insupportable, particulièrement après les récentes catastrophes en Chine et en Birmanie. Nous devons nous sentir concernés, pas seulement en pensée mais aussi de façon concrète. Bien que la Birmanie soit un pays bouddhiste, il est difficile d’y apporter notre aide, mais nous pouvons faire beaucoup pour soutenir les gens en Chine. Je ressens cela intensément car j’ai une évidente et profonde relation avec cette partie du monde. En conséquence, je vous demande de faire tout ce que vous pouvez pour les aider. » La salle éclata en applaudissements.
La plupart des participants trouvèrent la sincérité et la bienveillance de sa Sainteté extraordinaires. Quel réconfort d’apprendre qu’il est possible d’apprendre dans la joie plutôt que dans la peine et la culpabilité ! Sa Sainteté Karmapa sait indubitablement adapter la tradition millénaire du Dharma qu’il incarne, à notre époque moderne. Nous espérons tous que les circonstances permettront à sa Sainteté Karmapa de revenir rapidement en Occident.
(Traduction en Français par : offrandepourlekarmapa)